18
La chapelle des morts

 

 

 

Pendant les deux semaines qui suivirent, nous pûmes à peine mettre le nez dehors. Le blizzard s’engouffrait dans la faille, la neige tourbillonnait derrière les carreaux, enfouissant la façade de la maison presque jusqu’à la hauteur du premier étage. Je commençais à penser que Golgoth était bel et bien réveillé, et me réjouissais que Shanks ait eu la bonne idée de nous livrer nos provisions avant. Lorsque le mardi de mon rendez-vous avec Morgan était arrivé, je m’étais senti fort nerveux, m’attendant à tout instant à le voir surgir. Certes, par une telle tempête, seul un fou aurait osé se risquer à travers la lande. Néanmoins, chaque heure passée dans cette maison coupée du monde m’avait été une torture, car je désirais désespérément mettre fin aux souffrances de mon père.

Tant que dura le blizzard, je m’adonnai à la routine quotidienne : étudier, manger, dormir. Une chose, toutefois, avait changé. Chaque après-midi, mon maître descendait à la cave pour parler avec Meg. Il lui portait également son repas, composé le plus souvent de quelques biscuits, parfois de restes de notre déjeuner. Quoique fort curieux de savoir de quoi ils discutaient, j’estimai plus prudent de ne pas poser de questions. Nous nous étions promis de ne plus avoir de secret l’un pour l’autre ; l’Épouvanteur protégeait cependant sa vie privée.

Alors que les deux autres sorcières devaient se contenter des vers, limaces et autres bestioles arrachées à la terre humide, Meg bénéficiait ainsi d’un régime spécial. Je m’attendais plus ou moins à ce que John Gregory lui administre sa tisane et la fasse remonter de la cave. Elle était sans conteste meilleure cuisinière que nous ; mais, après les derniers événements, la savoir au fond d’une fosse me rassurait. Malgré tout, je m’inquiétais pour mon maître. Son esprit s’était-il ramolli ? Après m’avoir si vertement recommandé de ne jamais donner ma confiance à une femme, il transgressait de nouveau ses propres règles. J’aurais voulu aborder le sujet ; voyant combien il se tourmentait pour Meg, j’y renonçai.

Il ne retrouvait pas l’appétit, et, un matin, il apparut les yeux rougis et les paupières gonflées, à croire qu’il avait pleuré. Je tentai de me mettre à sa place : si c’était moi l’Épouvanteur, et qu’Alice soit dans cette fosse, comment réagirais-je ? Et Alice, justement, que devenait-elle ? J’avais résolu de demander à mon maître la permission de lui rendre visite à la boutique d’Andrew dès que le temps s’améliorerait.

Or, un matin, la tempête de neige cessa. Angoissé par la menace qui pesait sur mon père, j’espérais que nous nous mettrions aussitôt à la recherche de Morgan. Ce ne fut pas le cas. Le retour du soleil nous valut une nouvelle tâche : mon maître et moi fûmes appelés à la ferme des Platt, à l’est de la lande. Un gobelin, à ce qu’il semblait, y semait le trouble.

Il nous fallut une bonne heure pour nous préparer au départ, car l’Épouvanteur dut se tailler un bâton neuf dans une branche de sorbier. Lorsque, après une marche pénible dans la neige épaisse, nous arrivâmes enfin à destination, rien ne laissait deviner la présence d’un gobelin dans les parages. Le fermier se confondit en excuses, rejetant la faute sur sa femme, qui était somnambule. Il prétendit que c’était elle qui avait déplacé les objets dans la cuisine et tapé sur les casseroles, empêchant la maisonnée de dormir. Au matin, elle n’avait aucun souvenir de son agitation de la nuit. Il était désolé de nous avoir dérangés pour rien et se montrait exagérément désireux de nous dédommager.

J’étais furieux d’avoir perdu un temps précieux. Comme nous rebroussions chemin, je fis part à mon maître de mon mécontentement.

— Je flaire un piège, petit, me dit-il. On aurait voulu nous éloigner qu’on ne s’y serait pas pris autrement. As-tu déjà vu quelqu’un mettre aussi volontiers la main à la poche pour nous payer ?

J’acquiesçai, et nous allongeâmes le pas. L’Épouvanteur ouvrait la marche, impatient d’être de retour à la maison. En y arrivant, nous découvrîmes qu’on avait forcé la serrure : la porte de derrière était ouverte. Après avoir vérifié si celle de la cave et la grille de fer étaient bien fermées, mon maître m’ordonna de l’attendre à la cuisine, et il grimpa au grenier. Cinq minutes plus tard, il redescendait, la mine sombre :

— Le grimoire a disparu. Inutile de demander qui l’a volé ! Morgan a déjà assez de pouvoir sur Golgoth pour faire cesser la neige ; il ne lui restait plus qu’à profiter de notre absence.

Je trouvais étrange que Morgan n’eût pas tenté le coup plus tôt. Il lui aurait été facile de s’introduire dans la maison pendant l’été, alors qu’elle était vide et que Meg était emprisonnée en bas. Puis je me souvins de la promesse faite par Morgan à sa mère de ne plus évoquer Golgoth. Peut-être avait-il tenu parole, après tout ! À présent qu’elle était morte et enterrée, il s’était senti libre d’agir à son gré.

— Il n’y a pas grand-chose que nous puissions entreprendre aujourd’hui, dit l’Épouvanteur. Allons tout de même à Adlington, prier mon frère de venir réparer la serrure. Et pas un mot sur le grimoire ! Je lui en parlerai moi-même au moment opportun. Nous ferons un détour par la ferme de la Lande. J’ai deux ou trois questions à poser aux Hurst.

Je m’étonnai qu’il ne veuille pas mettre Andrew au courant ; je m’abstins pourtant de l’interroger, il n’était visiblement pas d’humeur.

Nous nous mîmes en route aussitôt. Lorsque nous arrivâmes à la ferme, M. Gregory me fit patienter dans la cour et entra seul dans la maison. Je ne vis aucun signe de la présence de Morgan.

Mon maître passa un bon moment avec les Hurst ; il ressortit de cette entrevue les sourcils froncés et les lèvres serrées. Après quoi, il resta muet tout le long du chemin.

Chez Andrew, il se comporta comme s’il s’agissait d’une visite fraternelle. Je trouvais curieux qu’il garde le silence sur les derniers événements. J’étais tout de même content de revoir Alice. Elle nous prépara à souper, et nous restâmes à nous réchauffer devant la cheminée jusqu’au moment de nous mettre à table.

Après le repas, l’Épouvanteur se tourna vers mon amie.

— C’était excellent, jeune fille, dit-il avec un sourire. Maintenant, j’ai à discuter en privé avec mon frère et mon apprenti. Va donc te mettre au lit !

— Pourquoi devrais-je monter me coucher ? répliqua-t-elle, irritée. J’habite ici, pas vous !

— Obéis, Alice ! dit Andrew avec douceur. Si John ne souhaite pas que tu assistes à notre conversation, c’est qu’il a une raison.

Alice lui lança un regard maussade avant d’obtempérer. Elle quitta la pièce en claquant la porte, et nous l’entendîmes gravir bruyamment l’escalier.

— Moins elle en saura, mieux cela vaudra, déclara l’Épouvanteur. Je viens d’avoir une entrevue avec Mme Hurst. Je voulais connaître les raisons qui ont poussé Alice à s’enfuir. Il semble qu’elle se soit querellée avec Morgan, et soit partie sur un coup de tête. Les jours précédents, toutefois, ils étaient dans les meilleurs termes et passaient beaucoup de temps ensemble dans la pièce du rez-de-chaussée. Peut-être est-ce sans importance. Peut-être essayait-il aussi de la manipuler, comme il a tenté de le faire avec Tom, et il a échoué. Mieux vaut cependant qu’elle n’entende pas ceci : ce matin, Morgan s’est introduit chez moi et a volé le grimoire.

La consternation se peignit sur le visage d’Andrew. Il ouvrit la bouche pour intervenir, mais je le devançai.

— Vous vous défiez d’Alice injustement ! protestai-je. Elle déteste Morgan, elle me l’a dit. C’est à cause de lui qu’elle est partie. Elle ne l’aurait pas aidé !

L’Épouvanteur me jeta un regard courroucé.

— Faut-il t’enfoncer les choses dans la tête à coups de marteau ? aboya-t-il. Tu n’as donc pas compris qu’on ne pourra jamais se fier à cette fille ? Elle doit être sous surveillance constante, c’est pourquoi j’ai fait en sorte qu’elle demeure dans le voisinage. Autrement, je ne l’aurais pas laissée s’approcher à moins de dix miles de toi !

— Attends une minute ! lança Andrew. Morgan s’est emparé du grimoire ? Enfin, John, c’est effrayant ! Tu aurais dû le brûler quand il en était encore temps ! Si le rituel est de nouveau accompli, tout peut arriver. J’espérais voir encore quelques étés avant que ma vie s’achève. Pourquoi as-tu conservé ce livre maudit pendant tant d’années ?

— Ça me regarde, Andrew, et tu dois me faire confiance. Disons que j’ai mes raisons…

— Emily, hein ?

L’Épouvanteur ignora la question.

— J’aimerais que le grimoire soit toujours sous clé, poursuivit-il, mais ce qui est fait est fait.

— Ton premier devoir est de protéger le Comté, s’emporta Andrew. Tu l’as assez répété ! Tu as commis une grande faute en ne détruisant pas un ouvrage aussi dangereux. Tu…

— Mon cher frère, le coupa l’Épouvanteur avec irritation, je te remercie pour ton hospitalité, mais pas pour ton amabilité… Je ne me mêle pas de tes affaires, permets-moi donc de m’occuper des miennes ! Je n’ai à cœur que le bien du Comté, tu le sais ! J’ai tenu à te mettre au courant de la situation, voilà tout. Nous avons eu une dure et longue journée ; il est grand temps que nous rentrions. Nous risquerions de lâcher des paroles que nous regretterions.

 

Alors que nous remontions la rue, je me souvins du but de notre visite :

— Nous n’avons pas demandé à Andrew de venir réparer la serrure. Voulez-vous que j’y retourne ?

— Non, grommela mon maître, serait-il le dernier serrurier du pays ! Je la réparerai moi-même.

— À présent qu’il ne neige plus, repris-je, partirons-nous demain à la recherche de Morgan ? Je me fais beaucoup de souci pour papa…

— Laisse-moi régler ça, petit, me dit l’Épouvanteur d’une voix radoucie. Je connais plusieurs endroits où il a pu se réfugier. Je me mettrai en route avant l’aube.

— Puis-je venir avec vous ?

— Non, mon garçon. Mieux vaut que je m’en occupe seul ; fais-moi confiance !

Je lui faisais confiance. Je fis tout de même une autre tentative, et je compris que je perdais mon temps. Quand il avait décidé quelque chose, rien ne le faisait changer d’avis.

 

Le lendemain matin, quand je descendis à la cuisine, je n’y trouvai pas mon maître. Son manteau et son bâton avaient disparu. Il avait quitté la maison très tôt, comme il l’avait promis. Après que j’eus pris mon petit déjeuner, il n’était pas revenu. C’était une opportunité à ne pas manquer ! J’étais curieux de savoir comment allait Meg, et je résolus de lui faire une petite visite. Je pris donc la clé sur le sommet de la bibliothèque, allumai une chandelle et descendis l’escalier de la cave. Je franchis la grille de fer et la refermai derrière moi. Je continuai ma descente. Comme j’arrivais sur le palier aux trois portes, une voix appela de la cellule du milieu :

— John ! John ! C’est toi ? As-tu réservé notre passage ?

Je me figeai. J’avais reconnu la voix de Meg. Mon maître l’avait tirée de sa fosse pour l’enfermer dans la cellule, où elle était plus à l’aise. Il avait craqué ! Il n’y avait pas l’ombre d’un doute, elle retrouverait bientôt sa place à la cuisine ! Mais que signifiait cette histoire de réservation ? Allait-elle partir en voyage ? L’Épouvanteur devait-il l’accompagner ?

J’entendis alors Meg renifler bruyamment.

— Eh bien, petit, m’interpella-t-elle, qu’est-ce que tu fabriques ici ? Approche, que je te voie !

Elle m’avait flairé ; m’éloigner en douce ne servirait à rien. Elle parlerait à mon maître de mon intrusion. Je marchai donc jusqu’à la porte et regardai par le judas en restant à une distance prudente.

Son visage souriant apparut derrière les barreaux. Rien de commun avec le sourire sinistre qu’elle avait eu lors de notre lutte ; celui-ci était presque amical.

— Comment allez-vous, Meg ? m’enquis-je poliment.

— J’ai connu mieux, et j’ai connu pire. Enfin, ce qui est fait est fait. Je ne t’en veux pas. Tu es ce que tu es ; toi et John avez beaucoup de choses en commun. Je peux toutefois te donner un conseil, si du moins tu acceptes de m’écouter.

— Bien sûr, je vous écoute.

— En ce cas, tiens compte de ce que je vais te dire : traite bien cette fille, Alice. Elle t’est très attachée. N’agis pas envers elle comme John envers moi, tu n’auras pas à le regretter. Garde-toi d’en venir à de telles extrémités !

— J’aime beaucoup Alice, et je ferai tout pour elle.

Avant de m’en aller, je demandai :

— Vous avez parlé de réserver un passage. Que vouliez-vous dire ?

— Ça ne te regarde pas, petit ! Interroge John, si tu l’oses ; il te fera probablement la même réponse. Je ne crois pas qu’il apprécierait que tu fouines ici sans permission…

Je marmonnai un « au revoir » et remontai en hâte, prenant bien soin de verrouiller la grille derrière moi. Ainsi, l’Épouvanteur avait encore des secrets, et je subodorais qu’il en serait toujours ainsi.

À peine avais-je remis la clé à sa place que mon maître était de retour.

— Vous n’avez pas trouvé Morgan ? m’exclamai-je, déçu.

J’avais espéré le voir ramener le sorcier entravé.

— Non, petit, j’en suis désolé. Je pensais qu’il se serait réfugié dans une tour abandonnée, à Rivington. Il y était récemment, aucun doute là-dessus. Mais il semble changer fréquemment d’endroit. Ne te fais pas trop de souci, je reprendrai les recherches dès demain. En attendant, tu peux me rendre un service. Cet après-midi, tu iras à Adlington, et tu demanderas à mon frère de venir réparer la serrure. Tu lui diras que je regrette notre dispute et que, un jour, il comprendra que j’ai agi pour le mieux.

Les leçons de l’après-midi se prolongèrent plus tard qu’à l’accoutumée, et il ne restait plus que deux heures de jour lorsque, mon bâton à la main, je pris la route d’Adlington.

Andrew m’accueillit aimablement ; un bon sourire illumina son visage quand je lui rapportai les paroles de mon maître. Il accepta de faire la réparation dès que possible. Je passai ensuite une quinzaine de minutes à bavarder avec Alice, qui me parut un peu distante. Elle n’avait pas apprécié d’être envoyée au lit comme une gamine la veille. Je me remis en chemin pour arriver à la maison avant qu’il fasse nuit noire.

Je sortais à peine du village quand j’entendis un léger bruit derrière moi. Quelqu’un me suivait. Je me retournai et reconnus Alice, emmitouflée dans son gros manteau. Ses souliers pointus imprimaient de fines empreintes dans la neige. Je la laissai me rattraper.

— Vous mijotez quelque chose, hein ? me lança-t-elle avec un sourire. Qu’est-ce que je ne devais pas entendre, hier soir ? Dis-le-moi, Tom ! Pas de secrets entre nous, après tout ce qu’on a vécu ensemble !

Le soleil avait disparu, et il faisait de plus en plus sombre. J’étais impatient de m’en aller.

— C’est trop compliqué, déclarai-je. Je n’ai pas le temps de t’expliquer.

Alice s’approcha et me saisit le bras :

— Allez, Tom, tu peux bien me le dire !

— M. Gregory se méfie de toi. Il te croit du côté de Morgan. Mme Hurst lui a appris que vous vous retrouviez souvent dans cette pièce du rez-de-chaussée…

— Le vieux Gregory ne m’a jamais fait confiance, ce n’est pas nouveau, ricana-t-elle. Morgan préparait quelque chose d’important. Il parlait d’un rituel, qui lui apporterait la richesse et le pouvoir. Il voulait que je l’aide, il revenait sans cesse à la charge. Je ne pouvais plus le supporter, et je suis partie, voilà tout. Allons, Tom ! Que se passe-t-il ?

Comprenant qu’elle ne me lâcherait pas, je cédai. Elle marcha à mes côtés tandis que je lui narrais à contrecœur les derniers événements.

Je parlai du grimoire, des tortures dont Morgan menaçait mon père pour m’obliger à le lui apporter. Puis je relatai le vol.

Alice se montra extrêmement contrariée :

— Nous nous sommes introduits ensemble dans la maison du vieux Gregory, et tu ne m’as rien dit de ton projet ! Pas un mot ! Ce n’est pas correct, Tom ! J’ai risqué ma vie pour toi, je mérite mieux, il me semble !

— Je suis désolé, Alice, vraiment désolé. Je ne pensais qu’à mon père et aux tourments que Morgan lui infligerait. Je n’étais pas dans mon état normal. J’aurais dû tout te confier, je le sais.

— Il est un peu tard pour t’en apercevoir. Cependant, je crois savoir où Morgan sera cette nuit…

Je la regardai, stupéfait.

— On est mardi, reprit Alice. Le mardi soir, il fait toujours la même chose, depuis la fin de l’été. Il y a une chapelle, dans un cimetière au flanc de la colline. Il m’y a emmenée, une fois. Les gens y viennent des lieues à la ronde et lui donnent de l’argent pour qu’il fasse parler les morts. Sans être prêtre, il rassemble une communauté que lui envieraient beaucoup de paroisses.

Je me souvins de ma première rencontre avec lui, dans cette chapelle. C’était aussi un mardi. Il attendait sans doute l’arrivée de ses fidèles. Et il m’avait demandé de lui apporter le grimoire un mardi, au même endroit, après le coucher du soleil. Je me serais giflé : pourquoi n’y avais-je pas pensé moi-même ?

— Tu ne me crois pas ?

— Bien sûr que si ! Je sais où est cette chapelle ; j’y suis déjà allé.

— Alors, pourquoi ne ferais-tu pas le détour ? me suggéra Alice. Si je ne me suis pas trompée, et qu’il s’y trouve, tu pourras prévenir le vieux Gregory. Il aura une chance de l’attraper. Et n’oublie pas de lui dire que c’est moi qui t’ai mis sur la piste. Je remonterai peut-être dans son estime.

— Si tu venais avec moi ? Tu surveillerais Morgan pendant que j’irais chercher l’Épouvanteur. Comme ça, si nous arrivons trop tard, nous saurons dans quelle direction il est parti.

Alice secoua la tête :

— Non, Tom. Je n’aime pas qu’on se défie de moi. Tu as ton travail, j’ai le mien. Je ne chôme pas, à la boutique ! J’ai trimé toute la journée ; à présent, je vais me reposer près du feu. Pas question que je passe des heures à grelotter dans le froid ! Fais ce que tu as à faire, aide le vieux Gregory à régler son compte à Morgan, et laisse-moi en dehors de ça !

Sur ces mots, Alice pivota sur ses talons et s’éloigna. J’étais attristé et dépité, mais je comprenais : je n’avais pas joué franc jeu avec elle, pourquoi aurait-elle accepté de m’aider ?

La nuit était tout à fait tombée, les étoiles s’allumaient dans le ciel. Sans tarder davantage, j’obliquai pour rejoindre le chemin que j’avais pris ce fameux mardi soir en repartant à la maison. Arrivé devant le cimetière, je m’appuyai au muret de pierre pour regarder la chapelle, en contrebas. La lumière des cierges dansait derrière les vitraux. Plus loin, à l’extérieur du cimetière, des points lumineux s’échelonnaient le long de la pente : des lanternes ! Les fidèles de Morgan approchaient. Je supposai qu’il était déjà dans la chapelle, attendant les membres de sa sinistre communauté.

Je devais aller chercher mon maître en vitesse !

Je n’avais pas fait dix pas qu’une silhouette encapuchonnée surgit de l’ombre, me barrant le passage. C’était Morgan.

— Tu m’as profondément déçu, Tom, me dit-il d’une voix dure, où je décelais une note cruelle. Tu avais un service à me rendre, et tu m’as fait faux bond. J’ai donc été obligé de m’en occuper moi-même. Ce n’était pourtant pas beaucoup exiger, au regard de ce que je te promettais !

Je ne répondis rien, et il avança d’un pas. Je fis demi-tour pour m’enfuir, mais il m’agrippa par l’épaule. Je me débattis et levai mon bâton, prêt à le frapper. Je n’en eus pas le temps. Je reçus un coup violent sur la tempe, et tout devint noir autour de moi.

 

Quand je rouvris les yeux, j’étais dans la chapelle, assis sur le dernier banc de la rangée. Le dos contre le froid mur de pierre, je faisais face au confessionnal, de chaque côté duquel brûlait un grand cierge. La tête me faisait mal, et j’avais la nausée.

Debout devant moi, Morgan me toisait du regard :

— Pour le moment, j’ai à faire. Après quoi, Tom, nous discuterons…

J’eus quelque difficulté à articuler une réponse audible :

— Je dois rentrer à la maison, sinon, M. Gregory va se demander où je suis passé.

— Eh bien, qu’il se le demande ! Quelle importance, puisque tu ne retourneras jamais chez lui ? Tu es mon apprenti, désormais, et j’ai un travail à te confier dès cette nuit.

Avec un sourire triomphant, il entra dans le confessionnal, à la place réservée au prêtre. Seule la lumière des cierges éclairait la chapelle ; le porche, ouvert sur la nuit, n’était qu’un trou d’ombre.

Je tentai de me lever pour m’y précipiter, mais mes jambes ne me portaient plus. Ma tempe battait douloureusement, ma vision était trouble. Je dus rester assis, tâchant de rassembler mes esprits et luttant contre l’envie de vomir.

À cet instant, les premiers fidèles se présentèrent, deux femmes. Lorsqu’elles franchirent le seuil, il y eut un tintement métallique. Je remarquai alors un plateau de cuivre, à gauche du portail ; chacune des femmes y avait jeté une pièce. La tête baissée, sans un regard vers moi, elles allèrent s’asseoir au premier rang.

La chapelle se remplissait peu à peu ; tous ceux qui y pénétraient laissaient leur lanterne à l’extérieur. Personne ne parlait ; les pièces sonnaient dans le plateau de cuivre. L’assistance était composée principalement de femmes ; les rares hommes présents étaient plutôt âgés. Quand les bancs furent presque entièrement occupés, le portail sembla se fermer tout seul ; à moins que quelqu’un l’eût poussé de l’extérieur.

Il y eut quelques toux, suivies d’un profond silence ; on aurait entendu tomber une épingle. Comme dans la chambre de la ferme de la Lande, j’eus l’impression que mes tympans se bouchaient. Soudain, je sentis un courant d’air glacé, venant du confessionnal : Morgan se servait du pouvoir qu’il avait reçu de Golgoth !

Sa voix éclata alors sous la voûte :

— Ma sœur ! Ma sœur ! Es-tu là ?

Trois coups sourds lui répondirent, qui firent vibrer les murs. Un long soupir monta de la partie du confessionnal réservée au pénitent, puis une supplication plaintive, à peine un murmure :

« Laisse-moi ! Laisse-moi en paix ! »

La voix était celle d’une jeune fille, si chargée d’angoisse que j’en eus la chair de poule. Elle ne voulait pas être là, mais le nécromancien la tenait en son pouvoir. Il la faisait souffrir, et les fidèles ici rassemblés n’en avaient pas conscience. Je percevais leur espérance anxieuse et leur excitation ; tous attendaient que Morgan invoque leurs défunts bien-aimés.

— Obéis-moi, et tu trouveras la paix ! gronda le sorcier.

À ces mots, une vague forme blanche se dessina dans l’encadrement de la porte du confessionnal. Alors qu’Eveline avait seize ans lorsqu’elle s’était noyée, son spectre semblait à peine plus âgé qu’Alice. Son visage, ses bras et ses jambes nues étaient aussi blancs que la robe qu’elle portait. L’étoffe mouillée collait à son corps, ses cheveux dégouttaient d’eau. Une exclamation d’effroi parcourut l’assemblée. Ce qui me frappa, ce fut ses yeux. Ils étaient immenses, lumineux et emplis d’une tristesse indicible. Jamais je n’avais vu autant d’affliction sur un visage.

« Me voici. Que veux-tu de moi ? »

— D’autres t’accompagnent-ils ? Désirent-ils s’adresser à quelqu’un de cette assistance ?

« Quelques-uns. Une petite fille du nom de Maureen veut parler à sa chère maman, Matilda… »

Une femme du premier rang se leva, tendant les bras en un geste de supplication. L’émotion la faisait trembler si fort que seul un râle sortit de sa bouche. Le spectre d’Eveline se fondit dans l’obscurité tandis qu’une autre forme vague apparaissait.

« Maman ? Maman ? appela une voix enfantine. Viens, maman, s’il te plaît ! Tu me manques tellement ! »

La femme, les bras toujours tendus, s’avança en titubant. L’assistance retint son souffle : dans l’entrée sombre du confessionnal se tenait une fillette de quatre ou cinq ans, ses longs cheveux répandus sur ses épaules.

« Touche-moi, maman ! Je t’en prie ! » cria l’enfant, et une petite main blanche sortit de l’ombre.

Tombant à genoux, la femme la saisit et la porta à ses lèvres en gémissant :

— Oh, ma chérie, que ta main est froide ! Si affreusement froide !

Les sanglots de la pauvre mère emplirent toute la chapelle. Cela dura de longues minutes ; puis le spectre de la fillette s’évanouit dans l’obscurité.

Des scènes déchirantes se succédèrent. C’étaient parfois des adultes, parfois des enfants qui se matérialisaient ; des silhouettes diaphanes, des visages blêmes, des mains implorantes surgissaient dans la lumière des cierges, suscitant dans l’assistance un profond saisissement.

Ce spectacle morbide me rendait malade, j’avais hâte qu’il se termine. Morgan était un effroyable individu, qui pliait ces malheureux esprits à sa volonté grâce au pouvoir de Golgoth. Témoin de l’angoisse des vivants et des tourments des morts, je continuais d’entendre dans ma tête le tintement des pièces de monnaie tombant dans le plateau de cuivre.

 

Enfin, la cérémonie s’acheva. Les fidèles quittèrent la chapelle, et le portail se referma sourdement derrière eux, comme poussé encore une fois par une main invisible. Le froid se dissipait peu à peu.

Morgan ne sortit pas tout de suite du confessionnal ; quand il se montra, son front était couvert de sueur.

Il s’approcha de moi en ricanant :

— Comment va mon père ? Le vieux fou a-t-il apprécié la balade jusqu’à la ferme de Platt ? Je lui ai joué un bon tour, hein ?

— M. Gregory n’est pas votre père, répliquai-je calmement. Votre vrai père se nommait Edwin Furner, et il était tanneur.

Bien qu’encore tremblant, je me redressai et continuai :

— Tout le monde connaît la vérité. Vous seul la refusez. Vous ne savez que débiter mensonge sur mensonge. Allez donc à Adlington et interrogez les gens ! Interrogez la sœur de votre mère – elle habite toujours là. S’ils confirment votre version des faits, alors peut-être commencerai-je à vous écouter. Pourtant, je doute qu’ils le fassent. Vous êtes passé maître dans l’art de tromper. Vous avez tant menti que vous finissez par croire à vos propres chimères !

Livide de rage, Morgan me décocha un coup violent. Je ne pus l’esquiver, je n’avais plus de réflexes. Son poing me frappa de nouveau en pleine tempe. Je fus projeté en arrière, et ma tête heurta rudement le mur de pierre.

Cette fois, je ne perdis pas connaissance. Morgan me saisit par le col et me remit sur mes pieds. Je sentis dans ma bouche le goût du sang ; un de mes yeux était à demi fermé, la paupière si enflée que j’y voyais à peine.

Ce que je lus sur le visage qui se penchait sur moi ne me dit rien qui vaille. Ce rictus mauvais, ce regard dément évoquaient plus le mufle d’une bête sauvage que la face d’un être humain.

Epouvanteur 3 - Le secret de L'épouvanteur
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